vendredi 11 mai 2007

Le mur de bambou

Entretien avec Esmeralda Luciolli, médecin

Le mur de bambou

dimanche 6 mai 2007 par Emmanuel Deslouis

Lorsqu’en 1979 l’armée vietnamienne pousse le gouvernement de Pol Pot à la fuite, ç’en est fini de la folie des khmers rouges. Certes. Mais les dix années suivantes ont été marquées par la dictature d’anciens… khmers rouges « chaperonnés » par les Vietnamiens. Leurs dirigeants ont mis en œuvre une politique de contrôle de la population qui a vu son paroxysme avec un projet aussi délirant que meurtrier : le mur de bambou. C’est aussi le titre d’un livre du docteur Esmeralda Luciolli dans lequel elle raconte son expérience. Vingt ans plus tard, elle revient pour Eurasie sur cette période très mal connue du Cambodge.

Esmeralda Luciolli


Eurasie : Comment êtes-vous entrée en contact avec la réalité cambodgienne ?
Esmeralda Luciolli : Médecin généraliste avec une spécialisation en médecine tropicale, je suis partie en mission humanitaire pour Médecins Sans Frontières (MSF). Notamment en Thaïlande en 1979, dans les anciens camps de réfugiés cambodgiens ouverts dès la fin 1975. Ainsi j’ai travaillé pendant deux ans dans les villes-frontières d’Aranyaprathet et de Surin. Au départ, j’étais venue seulement pour six mois !

Eurasie : Et ensuite ?
Esmeralda Luciolli : Je suis partie faire une formation aux Etats-Unis. De retour en France en 1983, je n’ai pas oublié mon passage en Asie. J’ai étudié le khmer à l’institut des Langues’O car je voulais repartir là-bas. A l’époque, je n’avais pas encore de projet précis.

Eurasie : Ça n’a pas dû être simple !
Esmeralda Luciolli : C’était très compliqué de se rendre au Cambodge. D’ailleurs, il y avait très peu d’ONG sur place. Finalement, j’ai pu repartir avec la Croix Rouge française à Phnom Penh, de 1984 à 1986. Je travaillais à l’Institut National Antituberculeux.

Eurasie : Désorientée à votre arrivée ?
Esmeralda Luciolli : Pas tant que ça. Je me débrouillais en khmer, à la différence des autres étrangers présents à Phnom Penh. Même si on n’avait pas en principe le droit de discuter avec les Cambodgiens, j’arrivais à m’informer auprès d’eux.

Eurasie : Comment était l’atmosphère à Phnom Penh ?
Esmeralda Luciolli : Très pesante. Tout était contrôlé par le gouvernement. En 1984, on n’était qu’une cinquantaine d’Occidentaux en permanence dans la capitale. La plupart d’entre eux était sympathisants du régime pro-vietnamien. On était cantonné à l’hôtel. Dès qu’on sortait, on était suivi. Il y avait une atmosphère de paranoïa. On avait tous un guide, officiellement là pour traduire, qui dépendait du ministère des affaires étrangères et qui notait toutes nos activités ! Tout le temps présent, sauf pendant l’exercice clinique.

Eurasie : Vous n’étiez jamais tranquille ?
Esmeralda Luciolli : J’arrivais à m’en débarrasser pendant mes consultations. Ceci dit, les guides étaient aussi des sources d’information. Quand on « gardait » les mêmes guides longtemps, ils nous surveillaient mais nous informaient aussi. Il faut comprendre qu’ils subissaient, eux aussi, le régime. Ils nous mettaient en garde, nous disaient de faire attention à telle ou telle chose.

Eurasie : Malgré cette surveillance, vous aviez des contacts avec la population cambodgienne ?
Esmeralda Luciolli : Oui, dans mon organisation, la Croix Rouge, on travaillait au plus près des gens. En revanche, des gens comme ceux de l’UNICEF ne travaillaient qu’à l’hôtel et ne traitaient qu’avec des responsables du ministère. Ils avaient peu de contacts avec la réalité.

Eurasie : Et les Occidentaux qui venaient en visite à Phnom Penh ?
Esmeralda Luciolli : Beaucoup venaient pour des visites courtes bien balisées. A l’exemple de celles de madame Cheysson, présidente d’une ONG. Les responsables éloignaient le temps de la visite les orphelins et demandaient aux employés d’emmener leurs enfants bien habillés. D’autres fois, ils faisaient venir des malades faméliques. Les visiteurs tombaient souvent dans le panneau de ces manœuvres dont le but n’était que d’obtenir plus de subventions.

Eurasie : Qu’est-ce qui vous a frappé dans ce Cambodge vietnamien ?
Esmeralda Luciolli : L’encadrement constant de la population et des cadres. Une pression semblable à celle que vivaient les Vietnamiens et les habitants des pays staliniens en Europe de l’est. Des journées d’endoctrinement, de l’éducation politique, des séances d’autocritique, de dénonciation. Les gens étaient entourés : il y avait des chefs d’immeuble, de quartier. Pour se marier, il fallait l’autorisation du parti. A la campagne, ils étaient contrôlés par les « groupes de solidarité ». Ce n’était pas aussi extrême que sous les Khmers rouges, mais les gens avaient peur : ils étaient sous une surveillance constante.

Eurasie : Au coeur de cette paranoïa, vous avez découvert un projet délirant…
Esmeralda Luciolli : Quelques mois après mon arrivée, un projet de défense nationale a été mis en œuvre sous le sigle mystérieux « K5 ». Il est complètement passé inaperçu à l’époque à l’époque. On recrutait les hommes en âge de travailler et on les envoyait à la frontière thaïlandaise pour construire un mur de bambou.

Eurasie : Dans quel but ?
Esmeralda Luciolli : Ce devait être une ligne de défense de 800 km, tout le long de la frontière. Une décision prise au début 1984 par le comité central du Parti Communiste Vietnamien. Cela commençait par un défrichage sur une bande de 3-4 km de large, le percement de tranchées, l’élévation de digues, la construction de palissades en bambou doublées de barbelés et de champs de mines. Les Vietnamiens voulaient sécuriser leurs victoires : ils avaient réussi à détruire les principaux camps des Khmers rouges de Pol Pot et à les repousser en Thaïlande.

Eurasie : Quelle folie !
Esmeralda Luciolli : Vous pouvez le dire. Pendant deux ans, les gens ont été rafflés pour participer aux travaux de construction. Les conditions étaient très dures, il y avait une mortalité importante car nous étions dans des zones où le paludisme était important et qui étaient truffées de mines. Ce projet désorganisait la vie économique et agricole qui s’était péniblement remise en place. De 1984 à 1986, au moins un million de personnes ont participé aux travaux. La mortalité dûe au paludisme se situait autour de 5% donc il y a eu au minimum 50 000 morts. D’ailleurs, un fonctionnaire exilé a parlé de 30 000 morts.

Eurasie : Comment avez-vous appris cela ?
Esmeralda Luciolli : Plusieurs collègues khmers étaient réquisitionnés pour ce projet pendant des mois. Par ailleurs, on m’a aussi parlé du projet dans les provinces dans le cadre d’un programme antituberculeux.

Eurasie : Vous étiez privilégié à la Croix Rouge ?
Esmeralda Luciolli : Oui, car la plupart des étrangers et des Cambodgiens ne sortaient pas de Phnom Penh. On avait la chance d’aller dans les chefs lieux de Kompong Chnnang, Takeo et Prey Veng. On allait dans les districts donc on avait une bonne vision de la vie quotidienne à la campagne et en particulier à l’époque de ces grands travaux. Où on pouvait recueillir des témoignages volontaires ou entendre des réflexions involontaires ! Malgré l’absence d’infos officielles, on a vraiment senti que c’était massif. Je l’ai su par des patients qui partaient, par du personnel médical qui devait aller là-bas. Bien sûr, il y avait des magouilles, des gens payaient pour qu’on parte à leur place.

Eurasie : Où devait être construit ce mur ?
Esmeralda Luciolli : Sur l’ensemble de la frontière. On s’est demandé si c’était vraiment pour barrer la frontière, ou servir des objectifs de propagande. A Battambang, il suffisait de payer pour passer. Je pense que ces grands travaux devaient d’abord servir la propagande.

Eurasie : la presse étrangère n’en a pas parlé ?
Esmeralda Luciolli : Il y a eu quelques articles dans la presse, notamment du journaliste du Monde, Jean-Claude Pomonti, dans la revue Far Eastern Economic Review et dans la presse thaïlandaise. Mais il n’y a pas eu de dénonciation massive de ce projet fou.

Eurasie : Quelle partie a été construite ?
Esmeralda Luciolli : Le nord de la frontière, dans la province de Surin. De cela, il ne reste que des zones déboisées. Et des mines antipersonnels !

Eurasie : quel était l’impact de ce projet de mur ?
Esmeralda Luciolli : Déstructurant. Les gens partaient en permanence. J’ai réussi à chiffrer la mortalité à partir de témoignages, et en me basant sur les chiffres du paludisme.Le paludisme à l’époque était extrêmement résistant. C’est de l’ordre de dizaines de milliers de décès, plus des blessures par mines. Je me suis appuyée sur les cas de paludisme dans les dispensaires de provinces.

Eurasie : Qu’en disaient les ONG ?
Esmeralda Luciolli : A l’époque, le discours dominant était « tout va bien maintenant, ce serait contre productif de dire le contraire » ou « par rapport aux Khmers rouges, ce n’est rien ». J’ai commencé à me poser des questions. En discutant avec des gens comme le père François Ponchaud et Rony Brauman, je me suis décidée à témoigner de ce projet fou. Quand j’ai quitté le Cambodge, cette idée de livre a mûri, avant d’être publiée dans une collection de témoignages de médecins de MSF. Que cela soit clair, je n’étais pas partie avec l’intention d’écrire un livre. Autant MSF s’inscrit dans une politique de témoignages, autant la Croix Rouge s’est toujours maintenue dans la réserve.

Eurasie : Qu’avez-vous décrit dans le livre ?
Esmeralda Luciolli : La vie quotidienne. Le côté lourd de la propagande… et tout le discours occidental à l’extérieur du Cambodge.

Eurasie : Qui disait quoi ?
Esmeralda Luciolli : Que tout est mieux que le Cambodge de Pol Pot. Dans les faits, tous les postes importants du gouvernement étaient occupés par d’anciens Khmers rouges. Certains, au niveau des districts (« srok »), occupaient parfois les mêmes postes qu’autrefois ! Au quotidien, beaucoup de Khmers rouges s’étaient « retournés » pour aller avec les Vietnamiens, qui se reposaient sur eux. On avait changé de niveau d’intensité dans l’horreur mais les rouages idéologiques n’avaient pas changé. Le discours était très anti-khmer rouge alors que les Cambodgiens répétaient « On est passé d’un mal à l’autre ». Il y avait une blague répandue : « Pol Pot nous a amené au bord du gouffre, les Vietnamiens nous ont fait faire un grand bond en avant ! »

Eurasie : était-ce le seul aspect négatif des nouveaux gouvernants ?
Esmeralda Luciolli : Non, il y avait aussi le détournement de l’aide humanitaire. qui faisait l’objet de beaucoup d’indulgence de la part des ONG. C’est très bien décrit dans le livre de William Shawcross, « le poids de la pitié ». Ce journaliste a décrit comment le régime de Heng Samrin a bloqué l’aide humanitaire pour faire monter les enchères jusqu’à ce que les aides deviennent massives. En 1980, les humanitaires venaient à la frontière thaïlandaise pour amener les vivres car il était interdit d’aller jusqu’à Phnom Penh. Après ce pont humanitaire à la frontière, où les aides étaient incontrôlables, les ONG ont été autorisées à venir dans la capitale. Mais là, toute l’aide devait passer par un « bureau de réception de l’aide humanitaire » qui se servait très grassement. Pour l’UNICEF, c’était « le prix à payer ». Il y avait une complaisance par rapport au régime.

Eurasie :Comment avez-vous procédé pour ce livre ?
Esmeralda Luciolli : sur les conseils du père François Ponchaud, je suis partie chercher des faits pour que mon travail soit inattaquable. Je suis retournée dans les camps de réfugiés en Thaïlande pour étayer de manière systématique mes affirmations par des témoignages.

Eurasie : Il ne vous restait pas de documents du Cambodge ?
Esmeralda Luciolli : Non, je ne pouvais pas prendre des témoignages en notes, cela aurait été trop dangereux. En revanche en Thailande cela ne posait pas de problème : j’ai donc enregistré la Radio de la RPK (république populaire du Kampuchea) sur les conseils de F. Ponchaud et réalisé en Thaïlande des entretiens avec des réfugiés de l’intérieur pendant six mois, durant le dernier semestre de 1986. J’ai écrit le livre l’année suivante et il a été publié en 1988.

Eurasie : Comment fut-il reçu ?
Esmeralda Luciolli : De façon mitigée. Bien reçu de la part des gens qui pensaient que tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mal reçu par certaines ONG et par le gouvernement cambodgien. Les réactions les plus virulentes sont venus des ONG suivantes : CCFD et OXFAM. Pendant des années, j’étais probablement persona non grata au Cambodge. Maintenant tout le monde s’en fiche.

Eurasie : Vous êtes retournée au Cambodge ?
Esmeralda Luciolli : Vingt ans plus tard, en 2006. C’était très agréable, car la situation a beaucoup changé. Il y a ce décalage saisissant entre la liberté économique et le fait que cela reste un régime pas très démocratique ! Il n’y a plus cette emprise sur la vie quotidienne. J’ai retrouvé ce que j’aimais au Cambodge, la beauté du pays, la gentillesse de la population, la richesse de la civilisation.

Eurasie : Et le reste ?
Esmeralda Luciolli : Ce qui est douloureux : 60 % de la population n’a pas vécu l’époque des Khmers rouges, elle ne sait pas ce que c’était, et le génocide du Cambodge risque de passer par pertes et profits. F. Ponchaud estime que le projet de procès correspond à une vision très occidentale et n’intéresse pas les Khmers, encore trop préoccupés par la vie quotidienne. Mais d’un autre côté, il y a des survivants comme le réalisateur Rithy Panh qui disent assez justement que les Cambodgiens risquent d’être les seuls à avoir un génocide qu’on n’a pas jugé. C’est un acte symbolique fort de juger.

Eurasie : car la mémoire s’efface ?
Esmeralda Luciolli : Dans les camps de réfugiés, tous les Cambodgiens parlaient du génocide, aujourd’hui cela se dilue. Pour les plus jeunes Cambodgiens le génocide est abstrait, parce qu’on n’en parle pas. Une impasse est faite sur cette partie de l’histoire khmère. Dans les manuels scolaires cambodgiens, toute cette partie est occultée. Il n’y a qu’une frange d’intellectuels khmers qui se préoccupent du génocide. Il n’y a qu’un pas pour que le génocide soit purement oublié. D’où la nécessité de juger les derniers khmers rouges vivants.

Propos recueillis par Emmanuel Deslouis
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En voici les extraits les plus significatifs par MunySara

LE MUR DE BAMBOU

La décision de construire ce qui serait bientôt appelé le "mur de bambou" ne fut jamais annoncée publiquement. En juillet 1984, des rumeurs mystérieuses, dont des bribes arrivaient jusqu'à nous, se propagèrent parmi les Cambodgiens. Chacun devrait désormais se rendre sur la frontière, plusieurs mois par an, dans des régions minées et fortement impaludées, pour construire une sorte de nouvelle muraille de Chine entre le Cambodge et la Thaïlande. L'idée paraissait si folle que beaucoup d'étrangers ne voulurent y voir que l'expression de l'exagération qu'ils prêtaient aux Khmers. Au bout de quelques semaines, il fallut pourtant se rendre à l'évidence: les départs commencaient et ces travaux allaient bientôt devenir la hantise de tous les Cambodgiens.

L'armée vietnamienne a pris l'habitude d'enrôler des civils khmers pour des travaux d'ordre stratégique depuis 1979. Dans un premier temps, à partir de l'automne 1982, la population a dû participer au "travail socialiste". Ces travaux consistant à construire des digues, des routes, des terrassements se déroulaient à proximité du domicile et s'avéraient utiles pour les habitants. Très vite, ces ouvrages ont pris un caractère stratégique et les paysans ont reçu l'ordre de défricher les forêts environnantes et de construire des barrières de protection autour des centres d'habitation les plus importants. Depuis 1983, les habitants doivent construire des palissades faites de deux ou trois rangées d'épineux, de bambous, parfois doublées de champs de mines, autour des villages. La population est également contrainte d'édifier des barrières défensives le long des voies ferrées, autour des ponts et aux points stratégiques des grandes routes. (...) Toutefois, les premières corvées duraient peu de temps et n'entraînaient aucun déplacement de population.

En 1984, une nouvelle étape a été franchie: toute la population du pays a été mobilisée pour de gigantesques travaux désignés officiellement comme "travaux de défense de la patrie". Au début de cette année-là, les autorités vietnamiennes ont décidé de boucler la frontière thaïlandaise. L'offensive de la saison sèche 1984-1985 avait détruit les principaux camps de la résistance situés dans cette région. Pour consolider cette victoire, il fallait fermer hermétiquement le pays aux infiltrations de la guérilla et empêcher la population de fuir vers la frontière.

La décision d'ériger, dans ce but, une "ligne de défense"de huit cents kilomètres de long a été prise à Hanoi, début 1984, par le Comité Central du Parti Communiste Vietnamien. [Voir Marie-Alexandrine Martin, "Cambodge, une nouvelle colonie d'exploitation", Politique Internationale, juillet 1986 et "The military occupation of Kampuchea", Indochina Reports, septembre 1986]. La construction de ce "mur"asiatique devait s'opérer en plusieurs étapes: d'abord le défrichage d'une bande de terrain de trois à quatre kilomètres de large le long de la frontière, dans les forêts et les montagnes, puis le percement de tranchées, l'élévation de digues, la construction de palissades en bambou doublées de barbelés et de champs de mines, enfin, l'ouverture d'une route stratégique longeant le "mur", destinée à acheminer troupes et munitions et à surveiller la frontière.

Les autorités cambodgiennes ont été chargées d'exécuter le projet. Tout porte à croire que ces travaux devaient être réalisés le plus rapidement possible, quels qu'en soient le coût en vies humaines et les conséquences économiques, pour "lutter contre les bandits polpotistes de la forêt qui, depuis la destruction de leurs camps tout au long de la frontière thaïlandaise, s'infiltrent dans le pays pour voler de la nourriture et satisfaire leurs maîtres à Pékin ou à Washington". [Radio Phnom Penh, 21 septembre 1896]. Ces travaux d'Hercule évoquent ceux, gigantesques, entrepris du temps de Pol Pot. Les dirigeants actuels n'ont-ils pas un passé et une idéologie communs avec les responsables du régime précédent?

La réquisition des civils a commencé en septembre 1984. Les Cambodgiens parlent souvent du départ au "défrichage"comme d'un nouveau "17 avril". [Le 17 avril 1975 marque l'entrée des Khmers rouges à Phnom Penh et, pour la plupart des Cambodgiens, le début d'un calvaire].

Les travaux sont désignés par un sigle mystérieux: "K5", dont les Cambodgiens interrogés ignorent la signification. Chaque province du pays se voit confier la tâche de construire une portion de mur. Elle recrute deux à trois fois par an un contingent de travailleurs dits "volontaires" pour des périodes de trois à six mois, selon un quota fixé par le gouvernement central proportionnellement à sa population. Les provinces, à leur tour, déterminent les quotas pour chaque district, les districts font de même pour les communes et les communes pour les villages. En principe, on ne réquisitionne que les hommes âgés de 17 à 45 ans mais il arrive fréquemment que des femmes ou des adolescents soient désignés, faute d'autre personne disponible dans la famille. Pour l'ensemble du pays, chaque départ rassemble, en moyenne, 100.000 à 120.000 personnes. (...)

D'après un fonctionnaire du ministère de la Défense réfugié en Thaïlande, les travaux sont, au niveau national, sous la responsabilité directe de Bou Thang, de Hun Sen et de Heng Samrin, respectivement ministre de la Défense, Secrétaire général du Parti et Président de la République. (...)

A l'arrivée (sur les chantiers), rien n' est prévu pour accueillir et abriter les travailleurs. "Quand nous sommes arrivés," raconte Touch Sareun (un participant), "des milliers de travailleurs nous avaient précédés. Nous étions peut-être dix mille, venant de plusieurs provinces. Il n'y avait aucun abri. Il était inutile de chercher à se construire une hutte, car nous nous déplacions tous les jours. Certains avaient des hamacs, d'autres n'avaient rien. Ils dormaient par terre, sur un morceau de plastique ou à même le sol."(...)

La nourriture demeure très insuffisante. (...) Les réserves s'épuisent vite. "On nous avait dit qu'il y aurait tout ce qu'il fallait sur place, raconte un villageois de Takeo. Mais une fois arrivés, il n'y avait presque rien à manger."(...) Dans le groupe de Thory, une jeune femme de Battambang, "plusieurs personnes sont mortes du manque de nourriture. C'était comme sous Pol Pot." (...)

Il est interdit de chercher à trouver de la nourriture pendant le travail. Un Khmer Krom qui a participé au défrichage dans la région de Non Sap, chantier réputé très dur, rapporte : "Un jour, je m'étais éloigné un peu pour essayer de pêcher dans une mare. Les soldats m'ont vu. J'ai été pris et longuement battu. Cela arrivait souvent, car beaucoup de gens avaient faim. (...)

L'administration locale est, par endroits, incapable de subvenir à la nourriture des travailleurs. Ces rations de misère doivent pourtant suffire à exécuter un travail épuisant et dangereux: les "volontaires"doivent défricher des terrains minés, creuser des tranchées, construire des routes, transporter du matériel, des munitions, des cadavres, déminer le terrain et le reminer le long du "mur".

Partout, les témoignages sont identiques, les travailleurs sont répartis en petites équipes et ils travaillent de huit à dix heures par jour. Chacun se voit assigner une quantité déterminée de travail à accomplir dans la journée, faute de quoi les punitions, telles que les coups ou des corvées supplémentaires, sont fréquentes. A Samrong, Nong Rus devait "défricher, transporter des caisses de munitions et parfois des cadavres de soldats ou de travailleurs qui avaient sauté sur une mine."(...)

Les chantiers étaient surveillés par des soldats khmers, eux-mêmes supervisés par l'armée vietnamienne. La fuite, pratiquement exclue, est impossible de jour et très risquée de nuit, en raison des mines. Plusieurs réfugiés racontent avoir été parqués, pendant la nuit, sur des terrains entourés de mines. "Toute tentative d'évasion équivalait à un suicide. Une ceinture de mines avait été posée autour du campement, auquel on n'accédait que par un étroit sentier. Quelques soldats vietnamiens suffisaient à nous surveiller" raconte Chhay. Dans un autre groupe, "soixante-dix personnes ont reçu l'ordre de surveiller les autres. On leur a donné des fusils. Ils étaient eux-mêmes surveillés par les Vietnamiens. Si quelqu'un essayait de fuir, il était souvent abattu sur place. D'autres ont été pris et emmenés en prison à Battambang."

Sunnara, de Prey Veng, a été obligé de garder les "volontaires". "Nous n'avions pas le choix, les Vietnamiens étaient derrière nous. Les rares personnes qui essayaient de s'enfuir étaient rattrapées et sauvagement battues, puis emmenées en prison. Certaines ont été exécutées."

Sareth, de Pursat, déminait: "Souvent ceux qui sautaient sur des mines étaient accusées de vouloir s'enfuir. En réalité, c'étaient des accidents, car nous ne savions pas du tout où étaient les mines. (...)

Depuis le début des travaux, en septembre 1984, le plan K5, que certains ont qualifié de "nouveau génocide", a fait des dizaines de milliers de victimes. [Voir "Un nouveau génocide", Philippe Pacquet, La Libre Belgique, 26 mai 1986].

Les accidents dûs aux mines sont nombreux. Personne ne sait plus où elles se trouvent car la frontière khméro-thailandaise a été minée successivement, depuis des années, par les Khmers rouges, par les Vietnamiens, et par les résistants non communistes. (...)

De très nombreux décès sont intervenus sur le chantier de Non Sap, la première année des travaux, à la fin 1984. "On trouvait des cadavres dans plusieurs endroits", raconte Thory. "Nous devions les brûler. Parfois je devais transporter des munitions sur des distances assez longues. Le long du chemin, dans la forêt, nous trouvions les corps des travailleurs qui nous avaient précédés et qui avaient sauté sur des mines." Son témoignage est confirmé par d'autres personnes ayant travaillé dans la même région. Dans le groupe d'un villageois de Bavel, dix personnes sont mortes ainsi, dans un autre groupe, huit.

Il arrive que des camions transportant les "volontaires" sautent sur des mines. Dans le convoi de Sitha, deux camions ont été désintégrés. Sur la centaine de personnes que contenait chaque camion, plus de la moitié sont mortes et la plupart des autres blessées. En mars 1985, en allant à Pursat, un infirmier de Prey Veng a vu exploser le camion qui précédait le sien. Une vingtaine de "volontaires"ont été tués et une cinquantaine blessés. (...)

Les victimes des mines ont peu de chance de survivre à leurs blessures. Les postes de secours installés sur les chantiers ne disposent ni du personnel, ni du matériel nécessaire pour les soigner. Il faut parfois plusieurs jours pour évacuer un blessé à l'hôpital provincial le plus proche. De plus, les médecins compétents en chirurgie sont rares. Comme tous leurs confrères ils consacrent une partie de leur temps à des activités politiques et ne sont pas toujours disponibles. A supposer qu'ils le soient, ils ne disposent ni de sang, ni d'antibiotiques, ni d'oxygène, ni même, parfois, de compresses et de désinfectant. Les blessés graves meurent. (...)

En 1985, à Kandal, une centaine de blessés du premier contingent sont morts et des dizaines d'autres ont été amputés. A Prey Veng, cinquante-six travailleurs du second contingent sont morts sur les mines. (...)

Pourtant, ce ne sont pas les mines qui causent le plus grand nombre de pertes en vies humaines, mais le paludisme. Cela n'a rien de surprenant, alors que les zones où se déroule le défrichage sont connues pour être infestées par le paludisme. (...) Depuis le début des travaux de la frontière, il se produit le même phénomène que lors des déportations du temps des Khmers rouges: les "volontaires" [venant des plaines centrales dans lesquelles le paludisme est rare en temps normal], transplantés du jour au lendemain dans des régions fortement impaludées, sont très sensibles à la maladie. La quasi-totalité d'entre eux est parasitée en peu de temps et le développement de formes graves est favorisé par la sous-alimentation et l'épuisement. Tous les témoins parlent du paludisme comme d'un véritable fléau. De plus, une fois malades, les "volontaires"sont contraints de continuer à travailler jusqu'aux limites de leurs forces. (...)

Alors qu'au début, le plan K5 était très secret et peu abordé à la radio, dès mi-1985, des échos semblables à ceux célébrant l'enthousiasme sur les chantiers du régime khmer rouge se sont fait entendre: "Notre peuple vit maintenant dans la joie. Il s'efforce de surmonter tous les obstacles en participant volontairement aux travaux de défense de la patrie, construisant en même temps une nouvelle vie sur cette terre dont il est devenu le maître." [Radio Phnom Penh, 22 août 1986]. (...)

De tous les contingents, le premier, parti en septembre 1984, a été le plus durement touché. Ces premiers "volontaires" ont été décimés par le paludisme, la faim et les mines. Tout au long du premier semestre de 1985, des dizaines de milliers de travailleurs sont revenus chez eux, tant bien que mal. (...) Lors de nos sorties en province, le spectacle des dispensaires évoquait la frontière thaïlandaise en 1979: partout, des hommes malnutris, épuisés, souvent entassés à même le sol. Partout où nous allions, dans les provinces, dans les districts, 80 à 90% des "volontaires" revenaient malades. La mortalité était très élevée, de l'ordre de 5 à 10%. A Kandal, sur 12.000 travailleurs, il y a eu 9.000 cas de paludisme et 700 décès. Dans un district de Takeo, sur 1.100 partants, on comptait 900 cas de paludisme et 56 décès. Dans un district de la province de Kompong Chhnang, 10% des "volontaires" avaient succombé à la maladie. [Voir "Malaria decimates border workers", AFP, Lucien Maillard, 27 août 1985; "Forced human bondage", Far Eastern Economic Review, 22 août 1985; Marie-Alexandrine Martin, "Une nouvelle colonie d'exploitation", Politique internationale, été 1985]. (...)

Certains cadres, disait-on, manifestaient une certaine opposition à poursuivre les travaux sans souci du coût en vies humaines. Le Premier ministre lui-même, Chan Sy, aurait été de ceux-là, raison pour laquelle de nombreux Cambodgiens considèrent sa mort soudaine en 1985 comme suspecte. (...)

Le bilan des deux premières années du plan K5 est lourd. Selon les estimations les moins alarmistes, un million de personnes au moins ont participé aux travaux de septembre 1984 à fin 1986. [Le neuvième contingent est parti en octobre 1986. Rappelons que chaque contingent comporte, en moyenne, 120.000 personnes]. Le taux de mortalité dû au paludisme se situe autour de 5% et il y aurait donc eu au minimum 50.000 morts durant cette période. Selon un fonctionnaire du ministère de la Défense, réfugié en Thaïlande, ses services estimaient, en mars 1986, que 30.000 personnes étaient décédées depuis le début des travaux. Ce bilan ne tient pas compte des dizaines de milliers de malades et de blessés ni des infirmes. (...)



A l'orphelinat des "petits", à Phnom Penh, le nombre d'abandon d'enfants a considérablement augmenté depuis le début des travaux. La mort du mari au défrichage représente le principal motif invoqué par les mères qui ne peuvent plus à la fois travailler et s'occuper de l'enfant. (...)

Au cours de nos sorties en province, il était de plus en plus rare de voir des hommes travailler dans les champs et la majeure partie du temps, des femmes plantaient, repiquaient ou moissonnaient, seules. Dans chaque foyer, le départ d'une personne, le plus souvent un homme, pendant de longs mois, fait baisser la production familiale et même à leur retour, les hommes n'ont souvent pas la force de retravailler avant plusieurs semaines. (...)

[Courant 1985, selon un fonctionnaire du ministère de l'Agriculture], 60 à 70% seulement des rizières cultivées l'année précédente avaient pu être ensemencées, la main d'oeuvre étant considérablement réduite par les réquisitions pour le défrichage, l'armée et les milices de défense villageoises. (...) Fin 1985, le ministère de l'Agriculture prévoyait un déficit de 250.000 tonnes de paddy pour la récolte à venir. (...) La mobilisation générale de la population pour les travaux de la frontière a pris une bonne part de responsabilité dans le déficit agricole. (...)

Nul doute que, de tous les aspects de l'occupation vietnamienne, le plan K5 constitue le plus inquiétant. Officiellement, la construction du mur répond à la nécessité de défendre le pays contre les infiltrations de la résistance basée à la frontière khméro-thaïlandaise. (...) A supposer même que la résistance constitue une véritable menace pour Phnom Penh, tous les experts militaires, tous les observateurs, s'accordent à dire que le "mur", une simple palissade en bambou est inapte à arrêter les infiltrations. Par ailleurs, aucune ligne de défense n'est efficace si elle n'est gardée sur toute sa longueur. La construction elle-même avance beaucoup plus lentement que prévu et, trois ans après le début des travaux, seuls quelques tronçons sont achevés. (...) La ligne de défense ne saurait donc jouir d'aucune crédibilité stratégique pour ce qui est des infiltrations extérieures.

Dans ces conditions, il convient sans doute de chercher ailleurs les raisons de cette extravagance meurtrière. La "ligne de défense", si elle ne gêne pas les résistants, constitue en revanche un obstacle réel à la fuite de la population vers la Thaïlande. (...)

Parmi les Cambodgiens, certains attribuent d'autre part aux Vietnamiens l'intention d'éliminer par ce moyen, insidieusement, une partie des forces vives du pays. On peut d'autant plus mettre cet argument en doute que la construction du mur, par ses méthodes, rappelle surtout les Khmers rouges. En revanche, il est indéniable que cette entreprise permet au régime de maintenir la population dans un état de mobilisation permanente, et c'est peut-être là qu'il convient d'en rechercher la justification principale.

Quoi qu'il en soit, le plan K5 apparaît comme une entreprise stratégiquement absurde, commandée avant tout par des considérations de politique intérieure, difficilement avouables, dont le peuple khmer a déjà payé le tribut en dizaines de milliers de vies humaines. [Voir "A fence to be tested", Jacques Beckaert, Bangkok Post, 15 mai 1986 et "The military occupation of Kampuchea", Indochina Report, September 1986]. Peut-être n'est-ce pas là l'une des moindres contradictions de ce régime qui appelle, pour nombre de Cambodgiens, la comparaison avec les Khmers rouges.

En 1986, des milliers de réfugiés sont arrivés à la frontière khméro-thaïlandaise. La peur de retourner aux travaux de "défense de la patrie" venaient en premier parmi les motifs qui les avaient poussés à fuir. (...) Malgré les témoignages de ces réfugiés, le plan K5 a suscité peu d'intérêt à l'étranger. Quelques rares journalistes [le premier à en avoir longuement parlé dans un quotidien français est Jean-Claude Pomonti, dans un article intitulé "Le mur vietnamien" paru dans le Monde daté 5-6 mai 1986] ont fait état des travaux, sans provoquer de réaction internationale à cette nouvelle tragédie du peuple khmer. Peu avant mon départ de Phnom Penh, un Cambodgien me confiait, amer: "On n'a rien fait pour nous à l'époque de Pol Pot, alors maintenant, vous pensez bien !".

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